En argent et en moeurs, le festin du temps des Fêtes évolue

En argent et en moeurs, le festin du temps des Fêtes évolue

En argent et en moeurs, le festin du temps des Fêtes évolue

Des tablées infinies des aïeuls aux Fêtes confinées, la nourriture est l’élément central des réjouissances de fin d’année. Ce qu’on mange a bien sûr évolué au Québec au fil des ans, et les coûts associés, tout autant. Le Devoir a voulu mesurer les mutations, sur la facture comme dans notre imaginaire, de cet exercice culinaire hautement symbolique.

Y a-t-il donc un repas traditionnel de Noël qui peut être comparé à travers les décennies ? Chaque famille a sa réponse. Nous avons demandé à l’historien culinaire Michel Lambert de guider nos choix dans la confection d’un archétype.

S’il n’y avait qu’un aliment à retenir, insiste-t-il, ce serait la dinde, qui a remplacé l’oie au centre de nos tables. Des Celtes aux Romains, les peuples dont nous avons hérité les traditions « associaient la volaille à la lumière ». « Quand l’hiver arrive, les oiseaux partent vers le sud pour respecter leur rythme. […] Et l’histoire de la fête de Noël, c’est la renaissance de la lumière », explique M. Lambert.

Le menu tendait à varier selon la région du Québec, ajoute-t-il, à commencer par le pâté à la viande, qui devenait du cipaille au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Il se transformait aussi sur la Côte-Nord et en Gaspésie, où, même s’il était surnommé « tourtière », on le cuisinait à partir de poisson et de fruits de mer.

Le porc est lui aussi une constante qui traverse les époques et notre géographie, et aucun morceau n’est rejeté. Du lard dans la « râpure » des Acadiens installés au Québec en passant par les cretons, sans oublier les saucisses ou encore les pattes de cochon dans le fameux ragoût : « une tradition qui est restée, c’est de manger tout le porc, de ne rien gaspiller », souligne l’érudit.

Le repas traditionnel que nous avons analysé est ainsi composé d’une dinde de six kilogrammes, de deux pâtés à la viande (qui contiennent chacun 0,5 kg de porc haché), de un kilogramme de pommes de terre en purée, de tout autant de carottes glacées ainsi que de pain et de gâteaux (pour lesquels la famille aurait acheté un kilogramme de farine). Ces quantités ont été déterminées à partir de recettes traditionnelles.

Résultat : le prix des denrées qui entrent dans ce repas traditionnel imaginé est environ trois fois plus grand maintenant qu’il y a quarante ans, en dollars courants.


 

Les données sur l’évolution des prix des aliments les plus fiables aux fins de comparaison sont celles de Statistique Canada. Elles s’étendent sur la période de 1980 à 2020. Dans des documents d’archives, on peut toutefois établir que la « poche de patates » de 4,54 kg (ou 10 lb) se vendait 0,30 $ en 1930 (soit 4,64 $ aujourd’hui !), 0,24 $ en 1940 et 0,33 $ en 1950.

Et même si la viande (et plus particulièrement le bœuf) a fait les manchettes pour la hausse vertigineuse de son coût cette année, les prix d’autres aliments ont eux aussi explosé au cours des dernières décennies. Parmi ceux que nous avons sélectionnés pour concocter un repas de Noël, c’est la pomme de terre qui a fait le plus grand bond : en 1980, elle coûtait 0,41 $ le kilogramme, alors que l’an dernier, on s’en procurait pour 1,83 $/kg, soit plus de quatre fois le prix.

Plus de moyens

Rien ne sert toutefois de s’affoler. La dépense n’est pas nécessairement plus grande pour les familles, si l’on considère la hausse du revenu disponible et du coût de la vie.

Puisque les prix sont exprimés en dollars courants, suivant la méthode proposée par Statistique Canada, ils ne tiennent pas compte de l’inflation, qui est d’environ 1 à 3 pour cent par année.

En outre, la hausse du coût du repas de Noël suit de très près celle du revenu médian (après impôt) des ménages.
 

 

Les ménages ont un pouvoir d’achat plus important chaque année depuis quarante ans, estime l’économiste à l’Université de Sherbrooke François Delorme. « Une fois qu’on tient compte de l’inflation, ce que j’ai dans les poches et ce que je suis capable d’acheter avec ça augmente de un pour cent par année depuis 1976. »

Il cite également le taux d’activité des femmes, qui a ajouté une seconde source de revenus aux ménages.

Notre exercice, quoique ludique, reste limité. La taille moyenne des ménages a diminué depuis le temps où Jehane Benoît recommandait de cuire « 2 ou 3 dindes » dans sa célèbre Encyclopédie de la cuisine canadienne, publiée pour la première fois en 1963. Un foyer compte aujourd’hui moins de trois personnes, et les fratries qui s’invitent au réveillon ont elles aussi fondu.

L’abondance, la privation et le sens de l’histoire

Attention, l’augmentation du pouvoir d’achat en général ne signifie pas que tout le monde a les mêmes moyens, indique François Delorme. « On parle de surconsommation, mais en parallèle, il faut rappeler qu’en ce moment, il y a une fréquentation particulièrement élevée des banques alimentaires. Les inégalités continuent d’augmenter, surtout à l’intérieur des pays. »

« Noël est devenu une fête de la bouffe », résume Geneviève Sicotte, professeure d’études françaises à l’Université Concordia et spécialiste de l’imaginaire alimentaire.

Si aujourd’hui, cette fête rime parfois avec excès consumériste, l’historienne culturelle rappelle que jusque dans les années 1950 et 1960, elle était synonyme d’un retour de l’abondance après une certaine privation. Les familles avaient « fait des sacrifices pendant l’avent pour être certaines d’avoir une table bien garnie », dit-elle.

La nourriture grasse et abondante permettait aussi de passer à travers la noirceur de décembre, à un moment où le corps ne s’est pas encore tout à fait adapté au froid.

Au-delà du rapport au portefeuille, les choix alimentaires sont aussi révélateurs d’un certain rapport au temps. Quand la préparation des beignes ou du ragoût de la famille prenait des journées entières, la transformation des ingrédients devenait un véritable « compte à rebours » avant le réveillon, dit la professeure Sicotte.

La tradition n’est pas non plus une vérité immuable ou « un passé figé », poursuit-elle. C’est plutôt un « processus de patrimonialisation, où l’on crée une certaine vision de notre passé et de notre patrimoine culinaire et on la réinvestit ».

La tourtière, « aujourd’hui presque identitaire », note-t-elle, apparaît par exemple dans les livres de recettes les plus anciens, dans une version au gibier, mais elle n’était pas spécialement associée au temps des Fêtes.

Même la nourriture industrielle peut prendre une dimension traditionnelle, remarque Caroline Coulombe, qui a étudié cet aspect de notre histoire alimentaire. L’important est que le repas crée « un univers sensoriel » ayant le pouvoir de « nous ramener à une époque où l’on était naïf et heureux, à l’enfance ».

Des soupes en conserve au Jell-O en passant par le pain-sandwich ou l’aspic, c’est une certaine fascination pour la modernité qui guide cet élan tout au long du XXe siècle.

Dans les années 1950 et 1960, la nourriture industrielle participe aussi d’une forme de distinction sociale. Elle est vendue en ville, accessible pour les familles à salaire et « associée à une production en environnement contrôlé, grâce à la science de la nutrition et de l’hygiène », relate Mme Coulombe.

Elle nous a cependant « dépossédés d’un certain rapport aux aliments », observe Geneviève Sicotte. Maintenant « complètement désinvesti de la dimension religieuse », Noël reste tout de même, selon la spécialiste, un moment privilégié pour « retrouver des aliments porteurs de valeurs et de sens ».

Méthodologie

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Source : Lire l'article complet par Le Devoir

À propos de l'auteur : Le Devoir

Le Devoir a été fondé le 10 janvier 1910 par le journaliste et homme politique Henri Bourassa. Le fondateur avait souhaité que son journal demeure totalement indépendant et qu’il ne puisse être vendu à aucun groupe, ce qui est toujours le cas cent ans plus tard. De journal de combat à sa création, Le Devoir a évolué vers la formule du journal d’information dans la tradition nord-américaine. Il s’engage à défendre les idées et les causes qui assureront l’avancement politique, économique, culturel et social de la société québécoise. www.ledevoir.com

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