Manifestations à Colombo, Sri Lanka, 2022. Photo : Supun D. Hewage/Pexels
« Note à l’attention des médias : S’il vous plaît, ne dites pas que l’inflation est à son plus haut niveau depuis 40 ans sans mentionner également que les bénéfices des entreprises sont à leur plus haut niveau depuis 70 ans. Donnez aux gens une image complète de la situation. »
— Robert Reich, ancien secrétaire américain au Travail[1]
Le 11 octobre 2022, le directeur de la recherche du Fonds monétaire international, Pierre-Olivier Gourinchas, a averti que les prix élevés de l’énergie d’aujourd’hui n’allaient pas disparaître de sitôt. La « crise énergétique », a-t-il averti, « n’est pas un choc transitoire ». On pourrait en dire autant de ce qu’il a appelé la « crise alimentaire ». Comme l’a fait remarquer P.O. Gourinchas, les prix élevés actuels de l’énergie et des denrées alimentaires sont étroitement liés[2]. Mais ils sont également étroitement liés à la manière dont les entreprises exercent leur contrôle sur les consommateurs et consommatrices, les responsables politiques et la population active, et à la déstabilisation de notre climat qui en résulte. Pour sortir de cette « polycrise », il faut transformer en profondeur les modes de production et de distribution de l’énergie et de l’alimentation en menant des actions qui s’attaquent frontalement au contrôle des entreprises.
Une alimentation basée sur les énergies fossiles
Le système alimentaire représente environ un tiers de la demande totale d’énergie dans le monde[3]. Toute hausse des prix de l’énergie a donc un impact sur les prix des denrées alimentaires, même si cet impact peut prendre un certain temps avant de se manifester. C’est particulièrement vrai pour les combustibles fossiles. Le système alimentaire industriel est plus dépendant des combustibles fossiles comme source d’énergie que d’autres secteurs, les énergies renouvelables n’y jouant qu’un faible rôle[4]. Une grande partie de cette dépendance tient aux quantités massives de gaz naturel nécessaires à la production des engrais azotés. Les combustibles fossiles sont également largement utilisés dans les cultures, la transformation, le conditionnement, le transport et la distribution des denrées alimentaires.
Mais la situation aux niveaux alimentaire et énergétique varie considérablement d’une région à l’autre. Les grandes exploitations mécanisées qui sont prédominantes en Europe, en Amérique du Nord et dans certaines régions de l’Amérique latine consomment beaucoup plus d’énergie que les petites exploitations des pays du Sud. Les exploitations agricoles des pays du Nord utilisent environ 2,5 fois plus d’énergie pour produire une tonne de céréales que les exploitations des pays du Sud, et plus de trois fois plus d’énergie par hectare. L’écart est encore plus important lorsqu’on examine la situation des agriculteurs et agricultrices. En moyenne par employé·e, une exploitation d’un pays du Nord utilise 33 fois plus d’énergie qu’une exploitation d’un pays du Sud[5].
Il existe également des écarts en fonction des systèmes agricoles. Des études montrent que l’agriculture biologique est plus économe en énergie que l’agriculture industrielle. Une comparaison récente entre riziculture biologique et riziculture conventionnelle, effectuée par des collègues aux Philippines, a révélé que l’agriculture biologique était 63 % plus économe en énergie, tout en obtenant des rendements égaux[6]
Ces différences contribuent à expliquer pourquoi le système alimentaire étatsunien, fortement industrialisé, consomme autant d’énergie que le budget énergétique total de l’Inde ou de l’ensemble des pays africains[7].
Boulimie énergétique
Le système alimentaire européen est tout aussi dépendant des combustibles fossiles que celui des États-Unis. Plus d’un quart du total de l’énergie consommée en Europe est consacrée à la culture, la transformation, le conditionnement et la distribution des denrées alimentaires[8].
Sans un accès bon marché et abondant aux combustibles fossiles, le système alimentaire européen serait en grave difficulté.
C’est pourquoi la guerre en Ukraine représente un tel désastre pour le système alimentaire industriel européen. Sans gaz naturel bon marché, les entreprises alimentaires européennes ne peuvent pas faire fonctionner leurs installations de transformation, les usines d’engrais azotés doivent fermer et l’éclairage des serres ne peut pas être maintenu. Cet hiver, de nombreux ménages européens devront choisir entre se chauffer ou se nourrir, car les prix deviennent trop élevés et la croissance réelle des salaires ne suit pas. Les spécialistes prédisent que la situation ne fera qu’empirer l’année prochaine.
Ce devrait être le moment pour les puissances et les populations européennes de repenser leur consommation énergétique démesurée et leur recours à un modèle de production alimentaire trop dépendant des énergies fossiles. Au lieu de cela, les grandes entreprises et les gouvernements du continent européen ne cherchent qu’à mettre la main sur des ressources énergétiques à l’étranger – avec peu de considération pour les populations vivant dans ces pays ou notre climat. On assiste à un boom des projets énergétiques qui nécessitent des forages, la construction de ports, la signature de contrats d’achat et d’autres investissements en Afrique et en Asie, par exemple. L’Union européenne a engagé 50 milliards d’euros dans les combustibles fossiles depuis que la guerre a éclaté au début de cette année, essentiellement pour pouvoir importer du nouveau gaz naturel liquéfié (GNL) non russe en provenance de pays comme les États-Unis, le Qatar, le Sénégal, l’Algérie, l’Égypte, le Congo, le Mozambique et la Tanzanie[9]. L’oléoduc d’Afrique de l’Est construit par le géant français de l’énergie Total en Ouganda et en Tanzanie est principalement destiné à desservir l’Europe. L’UE déploie même des sommes énormes pour renforcer les services de sécurité au Mozambique afin d’y protéger ses intérêts gaziers[10]. Il ne s’agit pas d’événements éphémères qui s’arrêteront lorsque la guerre en Ukraine prendra fin. Vingt nouveaux terminaux GNL pérennes sont actuellement prévus en Europe[11].
L’Europe s’approvisionne également en énergie auprès de pays asiatiques. Elle s’approvisionne en charbon auprès de l’Indonésie et en GNL auprès de la Malaisie, faisant grimper les prix de l’énergie pour les communautés locales. De même, des communautés au Pakistan et au Bangladesh subissent des coupures d’électricité en raison du détournement de l’approvisionnement en gaz vers l’Europe.
Tout cela est catastrophique pour un monde qui se dirige déjà vers une augmentation des températures de 2,5 °C d’ici 2100. L’augmentation de la production de combustibles fossiles aggravera la crise climatique, ce qui accentuera la pression sur la production alimentaire mondiale. L’augmentation des températures mondiales fait déjà des ravages sur la production alimentaire du fait des sécheresses, des inondations et des tempêtes, ainsi que des températures caniculaires qui rendent insupportable le travail en plein champ pour la population agricole. Nous ne pouvons pas résoudre la crise énergétique ou la crise alimentaire avec des mesures qui aggravent la crise climatique ; les trois crises sont profondément liées et se superposent.
Sortir de la polycrise
Des manifestations publiques contre les prix du carburant et des denrées alimentaires ont eu lieu dans plus de 90 pays cette année[12]. D’énormes mobilisations, visant parfois les plus hautes sphères du pouvoir, ont envahi les rues des grandes villes du Sri Lanka, de la Sierra Leone, de l’Équateur et, plus récemment, du Ghana. Dans de nombreux pays, les coûts des médicaments, du logement et d’autres produits de première nécessité se font tout aussi douloureusement sentir.
On parle désormais de « polycrise » pour décrire l’anxiété croissante, la confusion et la destruction qui découlent de cette situation. Et si elle suscite de nombreuses formes nouvelles de militantisme social, elle montre également clairement qu’un changement structurel radical est nécessaire.
D’une part, les gens se rendent compte que le pouvoir des entreprises joue un rôle important dans la flambée des prix des produits de première nécessité. Il est largement reconnu aujourd’hui que les entreprises profitent de la période d’inflation générale que nous traversons pour accroître leurs marges et augmenter leurs prix au-delà de ce qui est nécessaire pour couvrir leurs propres coûts[13]. Aux États-Unis, des spécialistes affirment que si les bénéfices des entreprises ont représenté 11 % de l’augmentation des prix sur la période de 40 ans allant de 1979 à 2019, ils représentent aujourd’hui le chiffre énorme de 53,9 %[14]. Ce phénomène se manifeste notamment dans le secteur alimentaire, y compris dans les chaînes de supermarchés et les restaurants. Au Canada, le gouvernement lance une enquête officielle à ce sujet, tandis qu’en Europe et en Australie, les chefs d’entreprise eux-mêmes et les médias font état de hausses de prix injustifiées[15].
Les pays envisagent de plus en plus de taxer les bénéfices exceptionnels ou les superprofits, et de mettre en œuvre des mesures à cet égard. Ces mesures ne visent pas seulement les entreprises du secteur de l’énergie, qui tirent un énorme profit des restrictions d’approvisionnement créées par la guerre en Ukraine, mais aussi les banques, les conglomérats agroalimentaires et les chaînes de magasins d’alimentation. Les annonces constantes des bénéfices exorbitants réalisés par ces grandes entreprises – notamment des géants de l’alimentation et de l’agriculture comme Nestlé, ADM ou Mosaic – justifient pleinement de nouvelles stratégies fiscales. Une autre approche, un impôt unique sur la fortune, est envisagée pour freiner l’inflation et mieux répartir les ressources[16].
Le plafonnement des prix, tant pour l’énergie que pour l’alimentation, constitue une autre mesure à court terme pour protéger la majorité des personnes qui ne peuvent pas payer leurs factures. À plus long terme, les gens discutent activement d’arracher beaucoup plus de contrôle public sur ces deux secteurs, par exemple par le biais de la municipalisation ou de nouvelles formes de coopératives.
Bon nombre des actions les plus intéressantes discutées et mises en œuvre aujourd’hui visent à faire passer le contrôle social de la production et de la distribution d’énergie et de l’alimentation à une propriété ou une gouvernance plus collective. Dans certains pays, par exemple, des groupes parlent d’étendre les systèmes de sécurité sociale – qui fournissent des soins de santé publics et des pensions de retraite – à l’alimentation[17]. L’idée consisterait à déduire des cotisations mensuelles des salaires des salariés tandis que toutes les personnes recevraient une somme d’argent égale à dépenser régulièrement en nourriture. (Les denrées alimentaires éligibles, et donc le type de ferme soutenu, seraient déterminés à travers une prise de décision locale.)
Des actions sont aussi menées actuellement sur un autre enjeu important : faire des économies d’énergie une priorité absolue et ne pas créer les conditions d’une consommation meilleur marché ou maintenir le statu quo. La rénovation des logements est une demande sociale majeure dans de nombreux pays, visant à rendre les maisons économes en énergie pour lutter contre la chaleur et/ou le froid. Ceci est largement considéré comme une approche efficace qui améliorerait les conditions de vie des gens et créerait de nombreux emplois locaux. De même, dans le secteur alimentaire, les gens se concentrent sur des réductions importantes du gaspillage alimentaire, qui représente non seulement une consommation énergétique importante, mais est à l’origine actuellement de 8 % des émissions climatiques mondiales[18]. Il y a également une prise de conscience que nous devons réduire la consommation là où cela a du sens (viande, produits laitiers, aliments ultra-transformés et excès) tout en investissant davantage dans des modèles alimentaires communautaires décentralisés (avec une coopération entre les composantes production, vente et consommation).
Tous ces changements sont très prometteurs et nous pouvons nous battre ensemble pour les obtenir. Nous devons clairement mettre fin à l’industrie des combustibles fossiles et gagner le soutien du public à des systèmes alimentaires plus collectifs et localisés. Cela signifie que nous devons soutenir les petites fermes et les marchés locaux tout en abolissant le pouvoir et les profits de des multinationales de l’agroalimentaire.
Notes :
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca