Le don

Faire fi d’un grave problème collectif pour le reporter, une fois de plus, sur les épaules des individus.

Chronique de Jean-François Nadeau
19 octobre 2020

La pandémie fait froncer les sourcils de bien des ménages qui se trouvent à basculer du côté de la précarité. Ces ménages s’efforçaient de suivre, tant bien que mal, une ligne toute tracée, sans trop en dévier. Mais ils avancent désormais sur une corde raide. Au point de ne plus savoir sur quel pied danser.

Taux de chômage record, crise économique sans pareil, perspectives sociales plus que jamais amoindries, concentration des richesses : les signes d’un appauvrissement général apparaissent évidents pour tous. Mais après tout, peut-être pas.

Le 26 mars dernier, à l’occasion d’une de ses conférences de presse, le premier ministre François Legault s’avouait tout à la fois surpris et étonné : « J’entends des histoires qui sont inacceptables au Québec : des gens n’auraient pas l’argent pour payer la nourriture pour leurs familles. »

Ce qui surprenait, surtout, était de voir le premier ministre tomber des nues en apprenant soudain que des gens, très nombreux depuis fort longtemps, se trouvaient en situation de précarité alimentaire. Déjà, en 2016, le rapport Bilan Faim indiquait que les demandes d’aide alimentaire avaient explosé. Au Québec, en 2019, les banques alimentaires répondaient, chaque mois, tant bien que mal, à plus de 1,9 million de demandes. Rien qu’à Montréal, 12 % des familles, avant la crise de la COVID-19, souffraient d’insécurité alimentaire. Cela est loin de s’être amélioré depuis.

« On a une trentaine de banques alimentaires au Québec », observait le premier ministre en mars, en pensant, tout de suite, que la solution se trouvait de ce côté. Il promettait donc d’envoyer là « tout l’argent nécessaire ». Comme si, auparavant, tout y fonctionnait déjà rondement. Or depuis des années, tout ce monde plein de bonne volonté œuvre bien au-delà de sa capacité. L’État ne le savait-il pas ?

« La cause première de l’insécurité alimentaire est la pauvreté », m’explique Judith Barry, cofondatrice du Club des petits déjeuners. Judith Barry souligne que le Canada est le seul pays du G7 à ne toujours pas avoir de politique publique en matière de soutiens pour l’alimentation des enfants à l’école, lesquels apparaissent pourtant comme les plus vulnérables, de concert avec les personnes âgées. « On a de la philanthropie, des dons, des contributions privées qui sont vraiment formidables. Mais la base d’une politique sur laquelle on peut construire quelque chose nous manque toujours. » En temps de crise, le résultat apparaît encore plus désolant : « On est débordés. Les demandes sont devenues exponentielles. »

Depuis des années, des écoles en zones dites défavorisées se trouvaient déjà sur la liste d’attente. Il faudrait pouvoir donner à manger dans près de 1000 écoles, mais on peine déjà à en soutenir 700, affirme Judith Barry. « En ce moment, les coûts pour rejoindre les enfants sont plus grands que jamais, à cause des mesures sanitaires particulières. »

Une amie fait du bénévolat dans un centre de distribution alimentaire. Les démunis se rationnent désormais eux-mêmes, observe-t-elle, afin de s’assurer que ceux qui sont pourtant aussi mal pris qu’eux puissent recevoir, en ces temps difficiles, quelques conserves et des denrées.

Il est facile de voir dans le comportement des élus une forme de paratonnerre sur lesquels reporter sa colère devant des choses semblables. Néanmoins, que peut-on penser de l’action du ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale dans ces dossiers ? Depuis le début de cette pandémie, on voit Jean Boulet, l’allure toujours radieuse, se faire prendre en photo à la banque alimentaire de son coin ou d’ailleurs, n’ayant en somme à la bouche qu’un leitmotiv : soyez généreux.

Qui oserait se plaindre d’initiatives privées, fondées sur la générosité et la bonne conscience, pour soulager les misères du présent ? Nourrir ceux qui ont faim demeure un impératif moral qui permet à plusieurs de traverser les périodes difficiles attribuables au manque d’emplois bien rémunérés et au soutien inadéquat des gouvernements. Mais il est navrant de voir que la pensée d’un ministre responsable se trouve limitée à ce pré carré où la pauvreté est surtout envisagée sous l’angle de la charité plutôt que des politiques publiques.

Alors que le gouvernement vient de publier un bilan partiel d’Objectif emploi, programme par lequel il s’efforce, entre autres choses, de pousser les nouveaux demandeurs de l’aide sociale dans un « parcours d’employabilité », pratiquement aucune aide supplémentaire ne leur a été offerte, en temps de crise, pour remédier à un revenu couvrant à peine les besoins de base, dont celui de manger à sa faim. Mais voilà que ce ministre, toujours radieux, vient d’annoncer, sous le couvert de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, que les dettes à l’aide sociale seront gelées pour trois mois. La belle affaire que de repousser les noyades d’un trimestre !

Il n’en demeure pas moins que l’État fait fi d’un problème collectif pour le reporter sur les épaules d’individus déjà accablés par les nécessités du présent. Blanc bonnet, bonnet blanc : avant comme après la pandémie, ce ministre conçoit sa société uniquement à travers la nécessité d’y travailler, sans voir qu’une portion de la population n’est pas en mesure d’exister dans ce rapport forcé au travail, et sans penser que cette posture ne résout en rien des enjeux d’inégalités et de solidarité.

Penser la solidarité uniquement dans les termes, d’une part, de la générosité privée et, d’autre part, du marché de l’emploi conjugué aux besoins des entreprises, cela en revient à baisser les bras devant les dérives de ce système social qu’on admet, du coup, comme étant immuable.

En ce demi-pays, nous avons le don de croire que seule la vertu peut finir par aplanir ce qui nous dévore de l’intérieur. Et après, il s’en trouve, comme de raison, pour s’étonner que des gens aient faim.

À propos de l'auteur : Le Devoir

Le Devoir a été fondé le 10 janvier 1910 par le journaliste et homme politique Henri Bourassa. Le fondateur avait souhaité que son journal demeure totalement indépendant et qu’il ne puisse être vendu à aucun groupe, ce qui est toujours le cas cent ans plus tard. De journal de combat à sa création, Le Devoir a évolué vers la formule du journal d’information dans la tradition nord-américaine. Il s’engage à défendre les idées et les causes qui assureront l’avancement politique, économique, culturel et social de la société québécoise. www.ledevoir.com

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